![]()
ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
TOURISME
CULTUREL DANS L'YONNE
www.yonne-89.net
|
Le cidre sous l'occupation
En ce temps-là;
Le cidre et la goutte étaient les seuls alcools utilisés dans les fermes mais
fallait pas faire que d'en promettre.
Les "batteux de machine" avaient la réputation d’être grands consommateurs de
goutte et c’était vrai. Mais il y avait quand même des écarts d'absorption
considérables. Ça partait d'une goutte raisonnable après le café pour les uns,
pour passer à des lampées successives pas raisonnables du tout pour d'autres,
qui avalaient facilement et sans forcer la valeur journalière moyenne d'un bon
demi-litre (Moindrot, Malicorne en Bourgogne) et il n'était pas le seul; un tel
excès était-il nécessaire?
Sûrement que non, quant à restreindre la distribution en serrant le robinet
c’était au désavantage de l’employeur qui passait pour un « chiabou » et le
rendement de la batteuse en subissait les conséquences.
Dans la nuit du premier mai 1945 il gela jusqu’à moins dix et tous les fruits y
passèrent, il ne resta rien, ni prunes, ni pommes ni poires.. la fête était pas
belle...
Cette année-là il avait fallu faire venir des pommes de Normandie pour fabriquer
le cidre nécessaire pour l’année suivante et normalement le marc de ces
pommes-là ne pouvait être distillé puisque n’étant pas récoltées chez l'ayant
droit, même limité à 10 litres d’alcool pur, le droit de distiller était assorti
d'une règle obligatoire, la marchandise acheminée à 1’atelier public réservé à
l'alambic devait provenir du terrain qui ouvrait le droit, c’était comme ça,
sauf à acquitter des droits supplémentaires forts élevés assortis d'un tas de
paperasses...
En l'occurrence en cette année 1945 les "faseux d'goutte, ou branduignés"
pouvaient s'attendre à une maigre campagne, la production légale étant quasiment
inexistante (réduite aux pommes tardives qui fleurissaient fin mai début juin).
Il fallait innover, trouver une astuce.
Le prix élevé des pommes arrivées en gare par wagon donnant lieu à explications
dans le détail, il apparut que lesdites pommes destinées à être revendues pour
faire du cidre, donc de l’alcool, devaient être grevées au départ d'un impôt de
régie obligatoire pour les utiliser à cette fin, et sans le règlement de cette
redevance les pommes ne pouvaient être employées qu’en compote ou jus de fruits
non fermenté.
Ah mais oui, ça ne rigolait pas avec la consigne.
Deux wagons arrivèrent donc en gare de Charny parfaitement nantis de tous les
droits; en convoi avec d’autres, wagons dont le contenu était destiné à la
consommation en l’état. Et une fois chargées dans les tombereaux, les pommes à
cidre ou à compote se ressemblaient tellement qu'on pouvait s'y tromper, et puis
aussi c'est pas avec des saladiers de marmelades qu'on allait désaltérer les
gars à la batteuse, ils auraient fait la lippe.
C’est comme ça que cette année-là une paire de wagons de la SNCF en transit en
gare de Charny battirent tous les records du poids total en charge, sûrement
plus de deux cents tonnes, record non homologué et pas trop ébruité non plus;
par chance Monsieur l’ordinateur mouchardeur était encore en couveuse...
Quant à savoir ce qu’il fallait faire du marc, l'habitude de ne rien laisser
perdre dicta la conduite à tenir: dans un premier temps le serrer précieusement
après on verrait.
La gelée du premier mal' avait quand même épargne quelques variétés de pommes
tardives, le Sabin et le Jean Duré qui furent précieusement ramassées pour faire
du cidre
et tout le marc serré sans en perdre une miette, ce qui permit aux alambics de
s"installer puisqu'il y avait eu récolte locale et le serpentin condensa sans
trop de différence les vapeurs du terroir et les lointaines senteurs de
Normandie.
Certes un rat de cave sourcilleux eu trouvé matière à discussion argumentée;
malgré la gelée catastrophique du printemps et la très faible production de
pommes à cidre, les récoltants bouilleurs honoraient quand même leur droit à 18
litres, un sacré mystère que personne ne chercha sérieusement à éclaircir.
Rappelons que nous venions de vivre cinq années de restrictions forcées au cours
desquelles il avait fallu d développer des tas d’ingéniosités pour soustraire
une partie des récoltes aux réquisitions des occupants. Pratique parfaitement
connue et encouragée sous le manteau par 1’administration sous tutelle qui
venait tout juste de retrouver son autonomie en pouvoirs publics et
disciplinaires, et appliquer la loi sur les alcools dans toute sa rigueur aurait
jeté un froid dans 1’euphorie des « libertés retrouvées ».
C’eut été un comble dépassant la mesure de l'entendement étant donné que pendant
les années que nous venons d évoquer, la production de cidre et eau de vie avait
été poussée au maximum.
C’était un des rares produits de la terre qui n'intéressait pas les occupants;
lesquels n'étaient pas pour, autant dépourvu d’attirance envers les alcools,
étant de par nature grands buveurs de bières et schnaps, boisson universelle des
pays germaniques.
Ils étaient quand même parfaitement habitués aux vins français et les alcools
renommés: cognac, armagnacs et autres marcs de Bourgogne auxquels ils voulaient
bien attribuer une certaine prédominance sur leurs boissons nationales; au point
de s'emparer de tous les stocks disponibles, mais de là à s'abaisser à remplacer
la bière par du cidre il y avait de la marge.
C’est pourquoi, par voie de conséquence le cidre tout d'un coup avait été marqué
de tant d'intérêt. Quand on manque de vin on peut boire un coup de cidre et en
l'absence d'alcools référencés, la bonne eau de vie de pays faisait parfaitement
l'affaire; restait à la fabriquer.
Le débouché existait, marché immense, impossible à satisfaire, c’est la demande
qui recherchait l'offre et ce genre de situation a toujours eu pour effet de
stimuler la fabrication des produits concernés. Seulement en l'occurrence la
fabrication de cette marchandise se trouvait confrontée à la base à un handicap
insurmontable.
Il faut vingt ans pour qu'un pommier ou poirier de plein vent commence à
produire des fruits en quantité intéressante, ce qui excluait de gonfler la
production en fonction du marché présent.
Restait à utiliser au maximum le potentiel existant.
La production de fruits à cidre était bien excédentaire et le surplus était
vendu aux cidreries et distilleries pour faire de l'alcool éthylique et du cidre
de commerce, il y avait donc moyen d’augmenter le volume de cidre fermier et
faire de la goutte en plus puisqu'il y avait la demande, l'écoulement était
assuré.
Plus facile à dire qu'à faire, un autre obstacle majeur entravait la réalisation
de ce projet si simple d'apparence: le stockage du cidre.
La goutte étant en fait le sous-produit du cidre était obtenue par distillation
des marcs fermentés, les lies (fond de tonneau) voire cidre éventé ou tombé
gras. Pour avoir plus de goutte il fallait faire plus de cidre et donc disposer
de plus de tonneaux, or un tonneau ne tombe pas du ciel en claquant des doigts.
La fabrication locale se mit en branle et pour parer au plus pressé tous les
tonneaux existants furent rafistolés, les vieux coucous qui servaient à fouler
le marc, passés en revue et « renfoncés » si possible. On changeait les douelles
défectueuses, en colmatait les fuites avec du jonc séché, on mettait des pièces
avec du mastic protégé avec des bouts de tôle fine récupérée sur les boites de
petits pois et clouées avec des pointes à sabots et tout ça fuyait bien un peu
quand même. Il fallait « abreuver » longuement à l'avance, et une fois encavés
et pleins de cidre si ça suintait encore un brin on mettait un pot à lait sous
le goutte à goutte en attendant que le travail du bois qui gonflait finisse par
arrêter l'écoulement.
À surveiller quand même, c'était des récipients pas sûrs, utilisés en dépannage
et à vider les premiers.
Tous les marcs sont, donc « serrés » avec le plus grand soin, même les marcs des
premiers cidres, les "ramassis" de fin août pourtant connus pour être "plats"
(pauvres en alcool) sont serrés quand même, les marcs des fruits précoces
sauvages "poires de cochon" ceux-là parfaitement pourvu en sucre, donc en
alcool, mais difficiles à « arranger », (émietter) après le pressage c'était
comme des plaques d'aggloméré, il fallait taper dessus pendant un moment pour
l'affriser grossièrement et pouvoir le fouler au tonneau; ces marcs-là étaient
distillés dès la mise en route de l'alambic pour faire de la place aux marcs de
novembre, les meilleurs en rendement.
Et du marc il y en avait plein, à plus savoir où le fourrer, d'abord les
tonneaux habituels, réservés à cet usage annuel, et après les vieux fûts aux
rebuts à l'étanchéité douteuse reprenaient du service, à manier avec
précautions, les douelles remuaient dans les cercles, il fallait colmater les
fissures avec un mortier de terre glaise. Et puis après encore, l'excédent de
marc était mis en terre tout simplement, dans un coin un peu surélevé où l'eau
ne risquait pas de s'infiltrer. Et il se conservait bien, sous une calotte de
terre délayée, bien lissée en dôme arrondi; à surveiller quand même, s'il
arrivait que les rats fassent une cheminée, il fallait reboucher vite fait.
Notes:
"serrer" = récolter, ramasser avec précaution et intérêt: serrer son
foin, serrer le marc, serrer des sous (thésauriser).
"affriser " = émietter finement: affriser un garet, une terre
labourée, affriser les mottes de terre, le marc.
Christian CONNET
LE TROU NORMAND « …Un précipice »
Imprimé par l’auteur Août 2002
D'autres témoignages sur l'Yonne :