![]()
ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
TOURISME
CULTUREL DANS L'YONNE
www.yonne-89.net
|
La Bénédiction Nuptiale
Saint Amatre - Auxerre
Au IV' siècle résidait à Auxerre une riche et puissante famille : M.
Proclidius et son épouse Isiciole menaient une vie au train
fastueux. Leurs occupations mondaines ne leur laissèrent le temps de
ne faire qu'un seul enfant, qu'ils baptisèrent Amatre. Ce garçon,
héritier unique d'une immense fortune, fut éduqué soigneusement, et
était évidemment promis à un destin exceptionnel. On lui apprit
toutes les bonnes manières de l'époque et il devint, dans la
province entière, le jeune homme à la mode. Il eût pu être un
séducteur sans problème s'il l'avait souhaité, et si ses parents
l'avaient permis. Mais la famille étant profondément chrétienne,
toute galipette était exclue. Notre jeune Amatre cumulait donc tous
les attraits d'un prince charmant, aussi beau que riche et vertueux,
et toutes les grandes familles nanties de filles à marier
multipliaient les courtoisies envers M. Proclidius et les
prévenances à Mme Isiciole.
L'évêque d'Auxerre, celui dont les historiens hésitent encore à
trancher s'il s'appelait Valère ou se nommait Valérien, fréquentait
assidûment la maison Proclidius, et manifestait un très vif intérêt
pour le jeune adolescent. Souvent, le prélat lui consacrait de
longues heures et de profondes conversations.
Lorsque vint l'heure de penser aux choses sérieuses, les parents
n'eurent aucune peine à dénicher pour leur progéniture la fiancée
idéale : très belle selon les canons du siècle, héritière
superbement dotée, chrétienne irréprochable, Mlle, Marthe accourut
de son Langres natal lorsqu'on lui proposa de convoler avec le jeune
prodige auxerrois. Elle vécut quelques mois très chastement sous le
toit de ses futurs beaux-parents, dans l'attente fiévreuse du grand
jour du mariage. Bien entendu, notre inévitable évêque Valérien se
prit pour elle d'une paternelle affection, et se débrouilla pour
l'entretenir de longues causeries.
On décida enfin des noces, et elles furent somptueuses. Les
Proclidius distribuèrent généreusement oboles et cadeaux à tous les
Auxerrois dans le besoin, et la fête se déroula dans l'allégresse
des populations. Après les cérémonies et réjouissances, les jeunes
mariés, dûment unis devant Dieu par Valérien lui‑même, rejoignirent
main dans la main leur luxueuse chambre nuptiale afin d'y découvrir,
pour la première fois et avec une très chrétienne ardeur, les
délices de la chair.
Mais les époux encore tout frais et innocents étaient les enfants de
familles bien élevées et d'une grande piété. Aussi parents et
beaux-parents avaient‑ils comploté d'offrir aux jouvenceaux une
ultime surprise, une délicatesse raffinée juste avant que le mariage
fût consommé : lorsque les amoureux tout frétillants pénétrèrent
dans la chambre de leur première nuit, ils eurent l'immense
stupéfaction d'y trouver, campé debout devant le lit de volupté,
mitré et crosse en main, le visage illuminé d'un sourire radieux ...
l'inévitable évêque Valérien !
Bien que leur intention initiale ne fût pas de dévider encore des
chapelets, le poids de leur éducation convainquit les jeunes mariés
de tempérer leurs appétits et de s'abîmer à genoux, pour pieusement
baiser ... l'anneau épiscopal !
L'idée des parents était d'administrer aux tourtereaux une
bienfaitrice bénédiction, juste avant que leur union ne fût scellée.
Quant à Valérien, qui bien sûr avait suggéré cette touchante
intervention, il avait rêvé pour Marthe et Amatre, secrètement, d'un
destin plus ambitieux qu'une vie conjugale, dorée certes, mais
finalement assez banale : que leur existence fût vouée ... à Dieu !
Ce qui supposait, à l'instar de joseph et Marie, la renonciation au
principal péché. Pour sauver la chasteté des époux d'un naufrage
imminent, Valérien les attendait donc devant le lit, souriant mais
décidé. Toute la famille, ravie, envahit la chambre pour assister à
la cérémonie. L’évêque s’ approcha des jeunes agenouillés, les
aspergea d'eau bénite et commença son oraison. Puis il s'inclina à
leurs oreilles, pour y murmurer des paroles que nul autre
n'entendit. Et il se releva, épanoui, sa mission accomplie.
Marthe et Amatre avaient tout compris : la lueur de leurs yeux
brutalement s'éteignit, l'ardeur qui les dévorait subitement se
refroidit.
Comme dans toute armée, il existe dans l'Eglise une hiérarchie de
grades, entre le pape au sommet et l'acolyte tout en bas. A deux
degrés sous le prêtre, le diacre est le premier à revêtir un
caractère vraiment sacré et à imposer le vœu de chasteté : ce que
Valérien avait psalmodié à voix basse n'était autre que la prière
rituelle qui conférait à Amatre la dignité de diacre, et à Marthe
l'équivalent féminin de diaconesse. Et si intense brûlait leur foi,
si impressionnant était le prélat, et si terrifiantes les flammes de
l’ enfer, que ni lui ni elle n'osèrent interrompre le chapelet des
mots sacrés qui s'égrenaient et qui faisaient d'eux désormais, au
seuil de leur nuit de noces, des religieux, condamnés à une chasteté
sans rémission.
Les jeunes mariés se glissèrent dans le lit, sagement, et
remercièrent d'un étrange regard parents et beaux-parents. La
famille évacua la chambre, en prodiguant oeillades malicieuses et
transparentes allusions.
Avant de refermer la porte derrière lui, Valérien honora les mariés
d'un grand sourire et leur souhaita bonne nuit.
Dans les jours qui suivirent, leurs familles s'interrogèrent
anxieusement sur l'extrême discrétion de leurs rares effusions :
alors même que la passion scintillait dans leurs regards, seuls en
témoignaient de brefs effleurements de leurs mains, aussitôt
réprimés. La rumeur s'infiltra dans la ville, et bientôt toute la
population découvrit avec stupeur que les jeunes mariés étaient
encore vierges, et qu'ils entendaient le rester. Bien que la famille
d'Amatre fût une des plus prestigieuses de la contrée, le couple
réfugia l'essentiel de son existence derrière les murs de sa
propriété, n'en sortant guère que pour de longues dévotions en
l'église Saint‑Pèlerin ; il dépensait des fortunes à soulager en
secret la misère des gens et recevait bien sûr, quotidiennement, la
visite de l'évêque Valérien.
Puis les années passèrent et Valérien mourut. Saint Elade lui
succéda. Amatre et Marthe, toujours amoureux et puceaux, s'en
allèrent le consulter. Le nouvel évêque jugea sans doute que leur
vie commune était une permanente tentation et que le désir lui‑même
ou la simple tendresse constituaient un péché. Il sut trouver les
mots qui convainquirent Amatre de quitter sa femme et de devenir
chanoine. Quoique marié, et puisqu'il avait scrupuleusement respecté
la chasteté, on le fit bientôt prêtre. Quant à Marthe, Elade lui
accorda l'insigne privilège ... d'entrer au couvent pour y finir ses
jours. Et c'est ainsi que sur elle se refermèrent à tout jamais les
lourdes portes de l'ancienne abbaye Saint‑julien, qui dominait de
son énorme dôme le quartier qui porte son nom.
Après dix ans d'une existence qu'on ose qualifier de conjugale,
vingt autres années s'écoulèrent. Amatre, pourtant, n'oublia jamais
celle qui restait son épouse devant Dieu, et Marthe resta toujours
fidèle à son tendre souvenir. Au fil des ans, Amatre acquit une
réputation de sainteté et en l'an 386, à la mort d'Elacle, il fut
tout naturellement élu par les fidèles et sacré évêque d'Auxerre, le
seul prélat marié qui eût gouverné notre cité. Il acheva l’œuvre de
christianisation de la région ; les derniers lambeaux du paganisme
furent extirpés par la chaleur de sa parole et l'exemple édifiant de
toute sa vie. C'est lui qui arracha le comte Germain à la débauche
et à la violence, et métamorphosa ce cruel guerrier en ce grand
saint que toute la chrétienté vénère encore, et qui reste la fierté
d'Auxerre. Pendant le règne d'Amatre, les fidèles devinrent si
nombreux que la première église de la ville, Saint-Pèlerin, se
révéla trop exiguë. C'est donc Amatre qui décida et réalisa la
construction de la première cathédrale d'Auxerre, sur les fondations
de laquelle se dresse aujourd'hui la magnifique cathédrale actuelle.
L’inauguration -la consécration à Dieu - du grandiose monument fut
le couronnement de la carrière d'Amatre, une fête éblouissante où se
pressait toute la population de la ville et des environs. Toute ...
sauf les religieuses, cloîtrées en l'abbaye Saint‑Julien, et dont
l'une agonisait. Quelques jours après, dans la cellule aux murs nus
de son monastère, Marthe rendit son âme à Dieu.
Tout Auxerre assista en pleurant à la poignante cérémonie de son
évêque accompagnant son épouse jusqu'au lieu de son dernier repos,
dans le grand cimetière qui s’étendait alors, en dehors de la ville,
en contrebas de la place de l'Arquebuse. Selon la tradition, la
défunte fut extraite de son cercueil pour être inhumée à même la
terre, enveloppée dans un linceul. Pour la première fois depuis
vingt ans, Amatre put enfin, brièvement, contempler celle qu'il
n'avait jamais cessé d'aimer, et déposer sur son visage un ultime
baiser.
Celui qu'on appelait déjà saint Amatre vécut encore longtemps,
attentif à toutes les misères, multipliant les guérisons. Les foules
se pressaient pour l'entendre et pour le voir. Les gens le
vénéraient. Mais son regard, malgré la ferveur populaire, restait
toujours empreint de tristesse, et souvent se voilait.
Lorsqu’au crépuscule, les amis ou parents allaient au grand
cimetière se recueillir sur Ieurs défunts, la clarté de la lune leur
révélait souvent une ombre solitaire, immobile, agenouillée :
l'évêque d'Auxerre, le grand saint Amatre, le bâtisseur de la
cathédrale, priait dans la nuit sur la tombe de Marthe, son épouse,
que Dieu, en un seul jour, jadis, lui avait donnée le matin et
arrachée le soir.
Texte tiré de l’ouvrage d’André Ségaud « Chroniques des pays de
l’Yonne »
Editions de l’Yonne Républicaine. 2000
D'autres histoires :