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ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
TOURISME
CULTUREL DANS L'YONNE
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Le village sur la colline
Il était une fois, juché sur une colline, aux portes de la
Bourgogne, à une lieue environ des vallées confluentes de
l'Yonne et de l'Armançon, un paisible village de quelques
centaines d'âmes (434 habitants, selon le recensement de
l'année 1841). Baptisé Mitigana, à l'époque des étonnantes mosaïques gallo-romaines que l'on découvrit dans son sous-sol, il était parvenu jusqu'au 19ème siècle, à peu près sans encombre, au rythme des moissons, au rythme des saisons, et son nom s'était progressivement transformé en celui de MIGENNES. Même la vague de fond révolutionnaire de 1789 n'avait guère troublé la sérénité de cette communauté sans histoire, si l'on en croit les courtes minutes écrites par le curé du moment. Plus tard, les guerres napoléoniennes, Waterloo, Sainte Hélène, la mort du petit caporal et le retour de l'Ancien Régime, ne laisseront pas non plus de traces particulières dans la mémoire collective de la population locale. Seuls, les travaux de creusement du canal de Bourgogne, qui devaient relier l'Yonne à la Saône, et Migennes (ou du moins une partie excentrée de son territoire), à Saint Jean de Losne, en Côte d'or, avaient ponctuellement bousculé la vie traditionnelle des deux vallées. Mais le gigantesque chantier, commencé sous le règne de Louis XVI, en 1775, s'était rapidement éloigné du pays, pour poursuivre sa route vers d'autres horizons. |
![]() Fragment de la mosaïque Gallo-Romaine du Vieux Migennes IVème siècle |
On prétendait au village que les gros oeuvres de terrassement, de pavage des berges et de construction des écluses (189) parfois monumentales, pourraient s'étaler sur une période de cinquante à cent ans. C'est dire si, dans les années 1800 qui nous occupent aujourd'hui, les habitants de notre région se souciaient peu de l'ouverture de ce long serpent liquide de 242 kilomètres, à la circulation fluviale...
Blottie autour de Saint Pancrace, sa petite église fortifiée
du 12ème siècle, la microsociété migennoise, articulée en
quelques familles essentiellement paysannes, vaquait, jour
après jour, à ses occupations ancestrales, cultuelles,
agricoles ou bucoliques, au son des cloches de son robuste
édifice. Matin, midi et soir, à l'heure de l'angélus, dans le ciel des paroisses environnantes, des concerts de carillons se répondaient, de loin en loin, de part et d'autre des vallées : à gauche, une oreille avertie pouvait aisément reconnaître les sonneries des villages d'Esnon, d'Ormoy, du Mont Saint Sulpice; juste en face, au bord de la rivière, celles de Cheny ; à main droite, celles de Charmoy et d'Epineau Les Voves, dont la précédente église avait été emportée par les crues de l'Yonne ; plus à droite, enfin, portées par les vents d'Ouest, celles de la superbe tour octogonale de Laroche Saint Cydroine, bâtie près d'une source qu'on disait miraculeuse... «Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver, D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume, Les souvenirs lointains lentement s’élever, Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui malgré sa vieillesse alerte et bien portante, Jette fidèlement son cri religieux, Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !... » écrivait, en ce début de siècle romantique, Charles Baudelaire. |
![]() Eglise fortifiée Saint Pancrace, au village du Vieux Migennes L'église en Moyen-Age - XII ème siècle |
Sans doute, le poète aurait-il pu composer ses vers, à l'écoute de
la symphonie naturelle et pastorale que je viens d'évoquer.
Eglise fortifiée Saint Pancrace, au village du Vieux Migennes
L'église en Moyen-Age - XII ème siècle
Toujours est-il qu'à cette époque, la vie s'écoulait pieusement,
paisiblement, chez ces paysans du centre de l'Yonne, terre d'Art et
de Bien vivre..., jusqu'à ce jour des années 1840 où, de la route
poussiéreuse qui venait de Paris, déboulèrent d'inquiétantes
diligences, qui transportaient de bien curieux voyageurs...
Munis de lourdes sacoches, les lunettes sur le front, l'air
préoccupé, ces personnages empesés se déplaçaient en groupes,
tenaient souvent conciliabules et paraissaient fortement contrariés
par la présence d'imposants marécages, à l'embouchure de la vallée
de l'Armançon.
On crut qu'il incombait à ces messieurs de préparer la mise en eau
du canal de Bourgogne, bien que la construction de celui-ci ne fut
pas terminée. Pas du tout!...
A l'issue de démarches officielles faites auprès des autorités
locales, on apprit que ces mystérieux voyageurs étaient des
techniciens d'Etat, chargé des infrastructures ferroviaires, créées
ou en voie de constitution; des intellectuels quelque peu
dédaigneux, imbus de leur personne et de leurs connaissances ;
ceux-là même que Marcel Pagnol allait brocarder plus tard dans ses
films et dans ses livres, sous le vocable "d'in-gé-nî-eurs"
(traduction phonétique approximative, avec une pointe d'accent
provençal...) .
Comme dans "Manon des Sources", ces "in-gé-nî-eurs" (qui, par
définition, ont toujours du génie) s'étaient mis dans la tête
d'utiliser les calmes vallées de l'Yonne et de l'Armançon, pour y
dérouler un nouvel outil moderne de transhumance : le Chemin de
Fer!...
Il s'agissait de poser de longs rails (un mot venu d'Angleterre) sur
des millions de traverses de bois, afin de permettre à ces monstres
sifflants et soufflants que sont les locomotives, de tirer leurs
wagons de 1ère, 2ème ou 3ème classe, vers les climats plus cléments
du Midi. Certes, le choix des vallées icaunaises n'était pas encore
définitif, mais au sein des plus hautes sphères administratives, on
en parlait fréquemment et de plus en plus sérieusement...
A Migennes, première communauté concernée par ce bruyant projet, la
population se demandait cette fois, si l'on ne venait pas d'entrer
dans le siècle de tous les dangers... Bien qu'habitant relativement
loin du théâtre des travaux présumés, (de 2 à 4 Kms, selon les
endroits), les paysans du village commençaient à appréhender
fortement ce futur proche qu'ils ne maîtrisaient plus.
D'aucuns se souciaient déjà des inévitables nuisances sonores et
atmosphériques qu'allait apporter l'activité ferroviaire ; d'autres
s'interrogeaient sur les difficultés de circulation et de
communication qui allaient se faire jour entre les multiples
versants des vallées; d'autres enfin, s'inquiétaient des processus
d'expropriation des terres qui allaient malencontreusement se
trouver sur le passage du long ruban ferré.
Dans un premier temps, il fallait s'attendre à devoir sacrifier
toutes les parcelles qui longeaient les cours d'eau et qui portaient
des noms, venus du fond des âges, comme : "Le Champ du Chou" ;
"Buisson l'Oiseau" ; "Les Grèves" ; "Préblin" etc....
Mais d'autres terres, situées sur le bas du coteau, étaient
susceptibles, un jour prochain, d'être à leur tour réquisitionnées,
comme "La côte de Mignotte" ; "Le Pot Levé" ; ou encore "Le
Passoir".
Il convenait bien sûr de savoir raison garder et ne pas présumer de
la décision définitive des instances parisiennes, mais les
agriculteurs migennois sentaient confusément tourner le vent de
l'Histoire et du Progrès, dans cette région du centre de l'Yonne
qu'ils aimaient beaucoup, et qui, jamais plus, sans doute, ne
connaîtrait la quiétude et la douceur des calmes soirées d'antan.
Au même instant, dans les salons feutrés de la capitale, une sourde
bataille politique et économique faisait rage pour définir le tracé
suprême, qui relierait Paris aux rives de la Méditerranée. Des trois
grandes directions proposées (L'Est, par Troyes-Dijon-Lyon ; le
Sud-Est, par Sens-Migennes-Tonnerre ; le Centre, par
Montargis-Orléans), nos gouvernants retinrent l'option Sud-Est, avec
transit par les vallées du département de l'Yonne.
C'est alors qu'une seconde bataille, locale et impitoyable, se
déclencha, quand le Député-Maire d'Auxerre, qui souhaitait
désenclaver sa ville, se mit à remuer ciel et terre pour obtenir au
chef-lieu, un arrêt de la voie ferrée P.L.M... Là encore, les
ingénieurs tranchèrent : parcours trop coûteux et ne tenant pas
compte des contraintes naturelles! Le jugement fut irrévocable : la
ligne ferroviaire Paris-Lyon-Méditérranée emprunterait les vallées
de l'Yonne et de l'Armançon!
Cette fois, pour Migennes, village situé au confluent des deux
rivières et dont le vaste finage se trouvait impliqué, au premier
chef, dans les gigantesques travaux qui allaient commencer, c'était
l'heure de Vérité!...
Fallait-il organiser de vigoureuses protestations ? Fallait-il
sonner le tocsin, comme aux pires époques moyenâgeuses? Fallait-il
proposer des pétitions à tous ceux qui refusaient de se soumettre à
ces projets ?...
L'affairisme et la préindustrialisation galopantes, qui
bouleversaient alors la carte géographique et sociopolitique de la
France, eurent bien vite raison des maigres réticences des paysans
migennois. Après tout, les terrains cédés n'étaient que de médiocre
valeur ou carrément marécageux, et puis, comment s'opposer à un
réaménagement des voies de communication qui concernait l'ensemble
de la communauté nationale ? Sans compter l'espoir de quelques
avantages financiers qui pourraient être liés au développement de
ces nouvelles techniques de transport ferroviaire ! ...
En sacrifiant une partie de leur patrimoine familial à la cause
douteuse, pour l'époque, du progrès scientifique et industriel, les
citoyens migennois ne se doutaient pas qu'ils venaient de mettre le
doigt dans une étonnante aventure humaine, religieuse et politique,
au cours de laquelle leur modeste village allait connaître bien des
turbulences...
Au terme de 67 années de travaux de titan, voici le canal de
Bourgogne enfin terminé ; et c'est en 1843, sous le règne du roi
Louis Philippe qu'il fut définitivement ouvert à la circulation.
Premières désillusions pour les gens du pays : aucune des deux
écluses construites sur les terres de la commune ne portait le nom
de Migennes. L'écluse de jonction, qui se trouvait au début du
parcours, avait été baptisée "Ecluse de Laroche" ; la seconde,
"Ecluse de Cheny". La Compagnie de la Navigation, ayant sans doute
retenu, comme prioritaire, la proximité géographique de ces
villages, pour déterminer ses appellations.
Un malheur n'arrivant jamais seul, la Compagnie Ferroviaire
adjudicatrice "De Paris à Lyon", qui peaufinait son projet, décida,
elle aussi, de construire une gare sur le territoire municipal et,
selon ces mêmes principes injustes et provocateurs, la désigna sous
le nom de "Gare de Laroche" ! ... Ce fut la goutte qui fit déborder
le vase ! Et les paysans migennois, furieux, n'eurent de cesse de
réclamer une révision de ces choix ! Ce n'est qu'en 1918, 70 ans
plus tard, que le Conseil Municipal de l'époque obtint finalement
des instances nationales, que la gare soit rebaptisée "Gare de
Laroche-Migennes", un label mi-figue, mi-raisin, qui ménageait à la
fois, la chèvre , le loup, et le chou...
Mais revenons au fil de notre histoire, dans les années 1845.
Au-dessus de "l'écluse de Laroche", la plus haute et la plus
monumentale d'un canal mesurant près de 250 kilomètres de long, on
avait aménagé un vaste bassin, ainsi qu'une cale sèche, destinée à
la réparation des embarcations.
C'est alors que se fixèrent autour de ce port naissant, toutes
sortes de métiers afférents à la navigation. La rive nord du bassin,
qui jouait le rôle de quai de débarquement du fret, fut
progressivement occupée par des hangars, dans lesquels on
entreposait les produits craignant les intempéries. Une population
nouvelle s'installa dans une kyrielle de maisons de bois, qui
constituèrent bientôt un hameau : "Le Hameau du Canal". Un imposant
manège de chevaux, d'ânes et de mulets, permit par la suite
d'assurer la traction et la rotation des bateaux. Aussi, s'était-on
habitué, petit à petit, dans le pays, à ces paysages familiers, où
l'on voyait passer, sur les chemins de halage, ces couples d'animaux
paisibles, aux clochettes tintinnabulantes, et qui tiraient de
lourdes péniches, massives et silencieuses.
On ne pouvait dire qu'en elle-même, l'ouverture du canal de
Bourgogne à la navigation ait considérablement perturbé la vie de
notre région ; bien au contraire, puisque le transport et le
commerce des céréales favorisaient largement les affaires des
agriculteurs locaux ; tout juste pouvait-on regretter que lièvres et
garennes s'obstinent à se noyer dans ce nouveau cours d'eau, aux
berges hautes et infranchissables...
Non. Le problème était ailleurs... L'arrivée sans cesse grandissante
de multiples corps de métiers et de nombreuses familles qui
emménageaient dans les baraquements du Hameau du Canal, rendait
l'exercice de l'autorité municipale, installée au village, de plus
en plus délicate. Et la commune de Migennes devenait, lentement mais
sûrement, une sorte de complexe ubuesque et bicéphale, avec deux
pôles antagonistes, distants de plusieurs kilomètres l'un de
l'autre...
Quant aux relations entre les deux communautés, elles étaient
fluctuantes et souvent détestables... Le torchon brûlait fréquemment
entre ces nouveaux venus, les mariniers, surnommés "Les chient dans
l'eau", qui squattaient le quartier du port, et "Les culs terreux"
ou "ventres caillés", qui occupaient ancestralement le vieux village
perché sur la colline...
Dans le même temps, nanti des autorisations nécessaires, le
redoutable Chemin de Fer poussait son avantage, tout au fond des
vallées. Au rythme des ahanements des puissants poseurs de rails,
venus des quatre coins de France, il parvint jusqu'à Sens, puis
Migennes, puis Tonnerre. Le 12 Août 1849, c'était l'inauguration
officielle du tronçon Paris-Laroche-Tonnerre, le nom de Migennes
étant passé aux oubliettes ferroviaires du moment, pour les
éminentes raisons que j'évoquais précédemment... Puis, le chantier
repris sa route vers le Sud-Est jusqu'à Dijon, Lyon, Avignon,
Marseille et Vintimille, poste frontière italien qu'il atteignit
quelques dizaines années plus tard.
Mais comment gérer la circulation incessante de lourdes machines à
vapeur et à charbon sur un aussi long trajet ? Là encore, les
ingénieurs se penchèrent sur leurs règles à calculer et décidèrent
d'implanter un premier dépôt de locomotives, un premier lieu de
ravitaillement, exactement à mi-chemin entre Paris et Dijon. Une
fois de plus, c'est le site de Migennes qui retint leur attention.
Mais, ô surprise ! La ville voisine de Joigny, riche de son activité
marchande et de son passé prestigieux, réclamait à son tour
l'implantation de ce dépôt sur son propre finage, ainsi que
l'embranchement qui était prévu pour relier la ligne principale à la
ville d'Auxerre, chef-lieu du département de l'Yonne ! ...
Rien à faire !... Les techniciens de la Compagnie P.L.M (créée en
1857) ne se laissèrent pas fléchir. Une fois de plus, ils allaient
imposer leur loi : en 1880, une puis deux gigantesques rotondes
furent construites à Migennes, de l'autre côté de la voie ferrée,
près de la rivière, créant ainsi un nouveau pôle d'attraction. Et
les élus migennois, qui, pour la plupart, étaient des paysans du
village, comprirent avec stupeur que la gestion de leur commune
allait bientôt devenir tricéphale ! ...
Cela ne manqua pas. L'embranchement Laroche-Auxerre-Clamecy
fut réalisé dès 1870 et, la Compagnie privée P.L.M embaucha
progressivement de 1000 à 1500 ouvriers pour faire
fonctionner cet impressionnant complexe ferroviaire. Afin de
loger l'ensemble de cette communauté, elle construisit, aux
alentours du dépôt, un véritable quartier autonome, avec ses
immeubles collectifs qu'on appelait "Casernes", un centre de
Formation Professionnelle, un lieu de culte et une école
catholique. De plus, de par la générosité de la Société, ce
quartier baptisé "Quartier des Cités", allait devenir le
premier secteur de la commune à bénéficier de l'éclairage
public : un éclairage au gaz... C'en était trop pour le Maire, les Conseillers et les Habitants du vieux village, qui voyaient leur échapper toute prérogative sur un territoire, dont ils étaient depuis longtemps les occupants naturels. C'est alors que le premier magistrat de l'époque, Justin Ternuel, eut une idée de génie, du moins le croyait-il... Profitant des lois laïques des années 1880, qui contraignaient les collectivités locales à ouvrir des écoles publiques, il réussit à convaincre son Conseil Municipal de construire un nouveau quartier, en plein milieu des marécages, à égale distance des trois pôles de sa commune éclatée, pour tenter de mieux les rassembler. Sur des terrains spongieux, où l'eau stagnait à fleur de terre, on dressa une mairie toute neuve, flanquée de deux établissements scolaires, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles. |
![]() L'artère impériale Paris-Lyon-Méditerranée Inauguration du tronçon Paris-Laroche-Tonnerre |
Mais
les longues chevauchées pataugeuses que l'on imposait aux enfants
pour venir à l'école, indisposèrent nombre de familles du pays,
qu'elles soient marinières, cheminotes ou paysannes. Les adversaires
politiques du Maire s'emparèrent de cette contestation et ce nouveau
quartier, jugé artificiel et dispendieux, fut baptisé, par amertume
ou par dérision, le "Quartier de la Belle Idée", car précisément,
pour la population, ce n'en était pas une...
Dans la mémoire collective et pour les initiés qui s'intéressent à
l'histoire locale migennoise, le nom de Justin Ternuel restera sans
doute éternellement attaché à la "belle mauvaise idée", qui avait
été la sienne. Pourtant, cette décision urbanistique dont il reste
encore des traces aujourd'hui (Rue de la Belle Idée, Fête de la
Belle Idée...), ne fut pas aussi stupide qu'on voulait bien
l'affirmer. En jetant les bases, en plein désert marécageux, d'un
centre administratif et éducatif, à vocation de centre ville, Justin
Ternuel n'avait fait qu'anticiper sur l'extraordinaire développement
géographique et démographique de la cité cheminote, quelques
dizaines d'années plus tard. Mais, n'allons pas trop vite en
besogne...
A la fin du 19ème siècle, la ville nouvelle commençait à
bourdonner des multiples activités qui la faisaient vivre et
prospérer à une vitesse surprenante. Ici, les plaques
tournantes des rotondes fonctionnaient en permanence, pour
permettre l'entretien et la réparation des machines. Là, on
contrôlait les montagnes de briquettes de charbon, ou les
réservoirs d'eau nécessaires au ravitaillement des foyers et
des citernes. Là encore, on s'organisait pour que le buffet de la gare reste ouvert 24 heures sur 24, afin de ne pas décevoir la clientèle. Là enfin, on récupérait le coke, résidu de la combustion du charbon, pour combler les marécages, assainir le sous-sol de la vallée, et poursuivre la construction de nouvelles habitations. Pendant ce temps, la gare de Laroche, puis de Laroche-Migennes, devenait de plus en plus célèbre dans notre pays, et la population se développait à une cadence impressionnante (4534 habitants, selon le recensement de l'année 1926). Dans la campagne alentour, cette prétendue marche vers le progrès ne réjouissait guère toutes les consciences ; aux carillons crépusculaires et romantiques de jadis, succédaient, nuit et jour, le lourd grondement des convois sur les rubans d'acier et les bruyantes respirations des locomotives qui montaient en puissance... |
![]() Migennes - La passerelle de la gare |
Quant au vieux village, emporté malgré lui dans la tourmente, il
pliait mais ne rompait point!... Car, s'il avait perdu, au profit
d'un autre quartier, le siège de l'autorité civile, si sa
prédominance agricole se trouvait de plus en plus mise à mal par le
développement de l'activité ferroviaire, il conservait, malgré tout,
dans la vie municipale, un privilège considérable : il abritait
encore, à l'aube du 20ème siècle, le siège sacré de l'autorité
religieuse!... Malgré la présence d'une élégante chapelle cheminote,
au quartier des Cités, tenue par une congrégation de Soeurs
catholiques, c'est l'église Saint Pancrace, qui, du haut de ses huit
siècles, demeurait la maison officielle de Dieu, sur le territoire
de la commune...
Chaque dimanche matin, le curé du crû, accompagné de son bedeau, y
pratiquait la messe, recevant pêle-mêle, paysans, cheminots et
mariniers. Les uns traversaient la voie ferrée par le passage à
niveau de Cheny ; les autres suivaient le chemin de halage ou la
route de Dijon ; les autres, enfin, grimpaient par les sentiers de
la côte de Mignotte ; et tous, qu'il pleuve ou qu'il vente, venaient
se presser sur les bancs de la petite église, pour écouter et
profiter du réconfort de la parole divine. Cette répartition des
rôles et ce fragile équilibre entre le vieux village et les nouveaux
quartiers aurait sans doute pu se perpétuer quelques années encore,
sans l'arrivée intempestive d'un personnage, haut en couleurs, qui
allait bouleverser, de fond en comble, la vie quotidienne et
l'histoire même de la cité.
C'est en 1900 que Pierre-Joseph Magne, solide auvergnat
rondouillard, baptisé "Babouinard", à cause de ses lèvres lippues,
fut nommé curé de la paroisse. Homme de foi et de conviction, animé
de surcroît d'une profonde ambition, il allait (mais pouvait-il en
être autrement ?) rapidement dépouiller le village de ses ultimes
prérogatives...
Dès sa première visite, dès son premier coup d'oeil, il comprit que
l'église Saint Pancrace, si sympathique, si vénérable soit-elle, se
révélait beaucoup trop exiguë, pour accueillir l'ensemble des
fidèles d'une cité en pleine explosion économique et démographique.
Afin de pallier ces inconvénients grandissants qui relevaient
directement de son autorité, il eut alors une idée prétentieuse,
extraordinaire, ou encore extraordinairement prétentieuse!...
Disposant de ressources financières personnelles substantielles,
actionnaire de la Compagnie P.L.M, il enfanta le mirifique projet de
construire une sorte de basilique, tout près de la gare, au centre
de l'agglomération. Habité d'un profond mysticisme, fortement teinté
de nationalisme, il annonça que cette basilique deviendrait bien
sûr, un lieu de rassemblement pour les fidèles de la région, mais
également un lieu de pèlerinage pour l'ensemble de la communauté
nationale cheminote!... Voilà un projet qui fit grand bruit dans la
cité et dont certains doutèrent de la véracité... Mais, c'était sans
connaître l'indomptable volonté du curé migennois...
Ce qui fut dit, fut fait!... Et, foi de Pierre-Joseph Magne,
la première pierre de l'ouvrage fut posée le 16 Août 1925,
sous les yeux ébahis de la population. Au village, devant l'élévation solennelle d'une telle basilique, le moral n'y était plus. L'Eglise Saint Pancrace qui depuis le vote de la loi Combes, en 1905, était devenue propriété communale, n'intéressait guère (c'est le moins que l'on puisse dire), les élus de la ville. Aussi se dégradait-elle de jour en jour, d'année en année, et la pratique du culte y devenait de plus en plus dangereuse. En 1926, une pétition signée de 77 chefs de famille réclama des autorités locales, les réparations nécessaires. Mais la composition sociologique du Conseil Municipal de Migennes avait bien changé... La traditionnelle représentation paysanne et catholique s'était considérablement affaiblie, au profit d'autres corps de métiers plus réceptifs aux concepts athéistes du Socialisme et du Communisme naissant. Dans sa séance du 19 Juillet 1926, le Conseil Municipal de l'époque, dirigé par le radical socialiste Paul Fourrey, alla jusqu'à suggérer la fermeture pure et simple de l'église du village, pour raison de sécurité. Devant le tollé général provoqué par cette décision, le Maire proposa d'installer des filets à hauteur de la partie inférieure des toits, afin de prévenir les chutes de pierres. Puis, devant le refus des assureurs de couvrir de tels risques, les autorités se résignèrent finalement à voter les crédits nécessaires à la restauration (provisoire) de la toiture, le 3 Septembre 1926!... |
![]() L'église du Christ-Roi ou la Basilique des Cheminots (Migennes) |
Dans la vallée, près de la gare, les travaux de la future
basilique allaient bon train... Malgré d'énormes problèmes
financiers, qui finiront par hypothéquer l'achèvement des travaux,
l'imposant vaisseau de pierre, premier semble-t-il, en France, à
posséder une ossature en béton armé, fut partiellement inauguré le 6
Novembre 1927, puis définitivement, bien que dépourvu de partie
arrière, le 27 Octobre 1935.
Comme l'avait pressenti son fondateur, cette église à l'architecture
très originale et qui présente une flèche de plus de soixante mètres
de hauteur, allait connaître une destinée toute particulière :
Symbole de la foi catholique cheminote, elle reçut d'abord, par le
hasard des dates, le suprême honneur d'être la première église au
monde, dédiée au culte du Christ-Roi. Ses constructeurs
bénéficieront d'ailleurs d'une bénédiction apostolique du pape Pie
XI, le ler Avril 1927. Dans l'Yonne, elle devint le fer de lance du
combat de la communauté catholique, contre les "incroyants" qui
venaient d'ériger, à Auxerre, une statue en hommage à Paul Bert,
concepteur des lois Jules Ferry, sur l'enseignement public, laïque
et obligatoire.
Bien sûr, à Migennes, dans une période politico-religieuse très
agitée, la présence de cette flèche jaillissante et provocatrice,
dont la façade présentait de surcroît une monumentale statue d'un
Christ royal et dominateur, n'eut pas l'heur de plaire à tout le
monde...
Quelques années plus tard, une décision, dont on a du mal à fixer la
nature comme les origines, condamnera au mutisme les deux cloches de
la basilique migennoise, la seule église de France, à notre
connaissance, dont le clocher reste encore aujourd'hui désespérément
muet...
A partir de 1952, date de l'électrification du réseau ferré
national, le dépôt de Laroche amorça un irrésistible déclin. La
population de la ville se stabilisa autour de 8000 habitants, le
district urbain en comptant près de 14000. De nos jours, la gare de
Laroche-Migennes n'est plus qu'un nom chantant dans les mémoires, un
lointain souvenir de la glorieuse épopée des machines à vapeur. Ô
suprême affront!... Même le Train à Grande Vitesse, fier coursier du
Rail, refuse d'emprunter l'antique voie ferrée P.L.M, malgré les
démarches incessantes de nos élus locaux.
Et le village, me direz-vous ? Entré en sommeil, dès le début du
siècle, il allait se faire oublier, bien malgré lui, pendant de
longues années. En Juillet 1944, il échappa, par miracle, aux
terribles bombardements qui détruisirent une grande partie de la
ville ; puis, la vie reprit son cours...
Sommairement restaurée en 1926, l'église Saint Pancrace et
ses fidèles vivotèrent jusque dans les années 1970. A cette
époque, le bedeau nommé "Popaul", cycliste averti, et grand
amateur de mégots qu'il ramassait furtivement dans les
caniveaux, mettait un point d'honneur à sonner
quotidiennement l'angélus ; puis, il disparut à son tour, et
l'église, en mauvais état, fut de nouveau fermée par les
autorités. Pour les offices dominicaux, funèbres ou
nuptiaux, on transportait les dévots jusqu'à la nouvelle
église du Christ-Roi, ce qui ne leur plaisait guère... Mais l'âme du village, qu'on croyait définitivement éteinte, laminée par le temps, humiliée par les Hommes, couvait encore sous la cendre. Dans les années 1980, se créa une association des Amis du Vieux-Migennes, qui se mit à fouiller les archives locales et départementales pour reconstituer, pas à pas, la mémoire du pays. Puis, encouragée par la population, elle entreprit de réclamer la restauration et la remise en service de la petite église! Ce qu'elle finit par obtenir du Conseil Municipal de la ville, redonnant ainsi existence et dignité à ces lieux et à ces 'Vieux-Migennois", trop longtemps délaissés. |
![]() L'église Saint-Pancrace du village du Vieux Migennes |
Quel plaisir de pouvoir contempler aujourd'hui, aux portes de la
cité, ce vieux village patiné par le Temps, ceint d'une étonnante
écharpe de verdure, et porteur de tant de souvenirs! Quel plaisir
encore de réentendre les cloches de l'église Saint Pancrace, le
soir, au fond de la vallée!...
Instrumentiste et musicologue averti , le Maire Adjoint chargé de la
Culture de l'époque, eut alors l'idée de créer une manifestation
annuelle et estivale constituée d'une série de concerts nocturnes
joués à l'intérieur de l'église, et connus sous l'appellation,
désormais familière, des "Soirées Musicales du Vieux-Migennes".
Malgré le coût prohibitif des travaux (six millions de francs), on
envisage même la restauration complète de l'édifice, avec la
réparation de la toiture, la pose d'un pont-levis et le creusement
de douves, telles qu'elles étaient, au temps lointain des
bâtisseurs!...
Ainsi, malgré I' adversité, malgré les turbulences, malgré la menace
toujours permanente de se voir phagocyté par la ville tentaculaire,
1e Village Sur La Colline" goûte-t-il les derniers feux de ce
siècle, fier de son passé ressuscité, fier de son intégrité
territoriale, fier de son esprit communautaire... Autant de symboles
qui font de ce hameau une microsociété très originale, dont
l'histoire restera longtemps gravée dans les mémoires.
Quant à la basilique du Christ-Roi, la belle église citadine au
clocher muet souhaitons qu'elle retrouve rapidement le son de ses
carillons pour l'agrément des Migennois... Et peut-être pour le
vôtre, si, d’aventure, vous traversez notre cité et la région
agricole, viticole et conviviale qui est la nôtre...
Alain
VINCENT Le Village sur la Colline Editée en 1993
Dessins et aquarelles: Michèle MIGNOT, Daniel GUEDON, Valérie
FRANCOZ, Gérard BABILLON
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