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ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
TOURISME
CULTUREL DANS L'YONNE
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Le clos enchanté
Après la lente escalade de la colline, c'est un petit trot de
descente qui nous fait achever cette longue route... de cinq
kilomètres.
Enfin, nous arrivons à mon nouveau domaine qui semble s'ouvrir
directement sur les champs. Pour arriver à la maison il faut suivre
une petite allée qui s'infléchit gracieusement entre un énorme noyer
et un joli petit bois.
Au bout, dans le soleil, s'allonge une façade blanche trouée d'une
énorme vinée comme j'en ai vu aux maisons de Senan. Le logis s'ouvre
directement sur le devant et le soleil pénètre à flots par le seuil.
A gauche de celui-ci il y a une lucarne ovale - un œil-de-bœuf -
comme chez ma grand-mère, et en dessous, un trou suintant, verdâtre,
bavant son eau sale dans une petite rigole. Une pièce sombre et
fraîche donne au fond de la pièce d'entrée: «la salle-à-manger»
m'annonce glorieusement Papa en refermant solennellement la porte.
Les deux chambres sont à l'étage. Papa vient de les faire aménager
dans le grenier à blé. II parle de démêlés qu'il a eus avec le maçon
au sujet de l'escalier…En son absence et malgré ses directives, il
l'a tout bêtement accroché extérieurement au pignon de la maison.
Ceci ne manque pas d'inconvénients, mais apporte, après tout,
quelques agréments. C'est un vaste escalier de pierre blanche. En
haut du perron carré, devant l'ancienne porte du grenier, on domine
la demi-pente de l'atelier, accolé au bâtiment; il fait suite aux
cabanes à lapins, nichées sous l'escalier, et solidement construites
en briques rouges. Ce perron est un véritable promontoire d'où l'on
découvre toute la campagne. Devant, du côté de la route, Mouthelon
(le Montholon ) barre l'horizon de son trapèze régulier. Derrière,
vers le Nord, les côtes de la vallée de l'Yonne allongent leurs
croupes bleutées. Plus bas, très près, un frais rideau de peupliers
froufroute et scintille. Pour descendre je m'agrippe à une mince
rampe de fer ; et on me fait maintes recommandations. II y a aussi
une cave très profonde, dont Papa me montre le trou noir menaçant,
et puis la grange... et puis l'écurie. Comme c'est grand !
Des personnages nous suivent dans notre visite, par le témoignage de
Papa: l'Oncle Frédéric, jovial et bruyant, la tendre Tante Fanie.
Ils construisent, ils vivent, ils jardinent...
Lorsque mes grands-parents nous quittent à une heure prudente pour
une nouvelle escalade de la colline, tout un monde s'est déjà animé
autour de moi.
Là, à gauche de la porte, voilà le pommier d'amour de Tante Fanie.
II est énorme ; il ressemble à un oranger avec ses feuilles foncées
et ses boules rouge-orangé, rondes comme des billes. C'est la
curiosité du pays. On se demande comment il peut prospérer ainsi,
serré entre les briques du petit trottoir. A droite du seuil ce sont
les couronnes impériales, la gloire de Tante Fanie ! Elles
fleurissent parfois même en février. C'est la preuve que notre
façade est favorisée, chaude comme une serre.
Le Jardin de Tante Fanie ! C'est à peine si on lui voit des limites,
car le grillage rouillé, écrasé, a bien voulu se laisser traverser
par les frondaisons en bataille. C'était un jardin extraordinaire,
un jardin de botaniste, plein de plantes médicinales dont elle
faisait moisson pour l'herboriste de Joigny... et pour quel
misérable gain d'ailleurs ! C'est à cause de cela qu'on ne le voit
plus, ce jardin ; car les réglisses ont tant poussé qu'ils dérobent
maintenant la maison à la vue des passants. Cet extravagant bois de
réglisses ressemble à un bois d'acacia, les épines en moins. Les
feuilles en sont pennées, régulières comme celles de l'acacia, mais
couvertes de petits duvets qui s'écrasent et qui poissent, Papa
s'acharne après ces arbustes intolérants afin de retrouver le jardin
de la tante. Ce sont les racines les plus tenaces ; il les arrache,
les coupe, les détaille en petits fagots qu'il me montre suspendus
comme des paquets d'oignons à la poutre de l'appentis. (En aurai-je
emporté dans ma poche de ces bâtons de réglisse pour mes petits
camarades qui les «mâchouillaient» en petits balais jaunes, fibreux,
juteux et écœurants !...)
«Tu les retrouveras les plantes de Tante Fanie... la camomille, la
menthe, la mauve, le bouillon blanc, la mélisse, l'arnica...»
m'assure Papa tout en roulant quelques feuilles entre pouce et
index.
(Combien de fois, depuis, ai-je refait, machinalement, ce geste qui
libère le suc révélateur ?...)
- Et j'aurai aussi un petit jardin à moi, où je sèmerai des haricots
?
- Bien sûr ! tu auras bien la place !
Et, intéressée, émerveillée, je continue l'exploration de mon
nouveau domaine.
Papa a rapporté ses quelques poules du poulailler de Châtel. C'est
si grand ici, et si touffu, que je ne les avais pas aperçues depuis
ce matin. Elles ont soif, sûrement. Oh! la grande pompe!... dont le
balancier m'arrive au menton. Je vais pouvoir pomper! Je tire et
j'appuie par petites saccades. Rien ne vient. Alors Papa s'approche,
écarte d'un geste large le balancier, puis l'appuyant d'un coup
précis, il libère au loin un large jet argenté qui me surprend et
m'émerveille.
«Ah! C'est une bonne pompe! Comme elle donne! Et c'est un puits
fameux, tu sais !»
A quelques mètres de là, je découvre une bien curieuse mécanique.
«Ah ! C'est la meule de l'Oncle ! II en avait de ces trucs, lui ! ».
La petite meule, grossièrement ronde, destinée à affûter les
faucilles, est trouée et enfilée sur un morceau de bois dans lequel
est fixée une manivelle, le tout en équilibre sur deux rondins
fichés en terre.
«Tu vois, tu tournes pour affûter l'outil ; mais comme la meule doit
être mouillée, à chaque tour elle trempe dans l'eau du récipient...»
Curieux récipient ! Papa le soulève en riant et le repique en terre
d'un geste sec... car il se tient sur une pointe que commence à
ronger la rouille... C'est un casque à pointe ! Indifférent à la
Guerre de mon grand-père comme mon grand-père l'est de la sienne,
Papa, ce fervent des panoplies, a négligé ce sensationnel trophée !
«Un casque de Uhlan que l'oncle aura récupéré en 70, après le départ
des Prussiens !» explique Papa, quasi absent...
- «Ah! Oui! les Uhlans, je sais» dis-je toute remuée. II hantera
longtemps mon imagination, ce casque de Uhlan, jusqu'au jour où sa
pointe restée seule en terre, il basculera dans l'herbe mouillée,
comme une grosse coquille rongée et ébréchée. Alors un coup de pied
l'enverra pourrir sur le fumier voisin, rejoignant dans la matière
originelle le glorieux ferment des os qui l'avaient porté... Pour
l'instant la nuit tombe ; une ombre froide et humide inonde la cour;
je n'ai plus envie de pousser plus loin mes investigations.
A peine le temps de manger une bonne soupe au lait, et je me sens
emporter vers des hauteurs inhabituelles. Le trot de Bichette
continue de me bercer...
Les hallebardes de mon lit de fer contiennent à mon chevet des
silhouettes menaçantes de Uhlans... Je m'engouffre sous les moelleux
jupons de ma grand-mère. II y fait chaud, chaud... On y est si bien!
Alexandra YTHIER
LE VILLAGE SANS CLOCHER
Edité en 1987
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