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L’affaire Lengrand
Un procès criminel au 18ème Siècle,
instruit par la justice prévôtale de Courlon
Un procès criminel au
18ème Siècle, instruit par la justice prévôtale de Courlon.
(D’après une recherche effectuée en 1901 par Victor Guimard,
instituteur à Courlon-sur-Yonne.)
En cette lointaine époque, chaque premier septembre à Courlon, était
jour de la fête patronale de Saint-Loup. Aussi, dans la soirée du
mardi au mercredi premier septembre 1756 régnait-il une animation
joyeuse dans le village. Dès le crépuscule, les cloches furent
sonnées vigoureusement par Jean Spot et son fils. Les fours banaux
chauffèrent : ils devaient cuire une quantité de « tartes en
bouillie », de galettes et de gâteaux. Place du Four, jusque tard,
les gens se groupèrent, humant l’odeur des pâtisseries et regardant
les joueurs de quilles.
Le premier septembre était aussi jour de grande foire au monastère
de Sainte Colombe. Beaucoup s’y rendaient : de Courlon, de Vinneuf
et environs, passant par Courlon.
C’était le cas de Félix Mahy, marchand de son état.
Veuf, âgé de 65 ans, n’ayant qu’un fils lui-même prénommé Félix, il
soignait une réputation de travailleur infatigable. Il ajoutait à
son métier de marchand celui de laboureur et collectait les impôts
dûs aux religieux du monastère de Sainte Colombe, la dîme. On a tout
lieu de supposer qu’il profitait du voyage jusqu’à Sainte Colombe où
il se rechargeait en marchandises (vaisselle d’étain, chaudrons,
étoffes, vinaigre, savons…) pour déposer tout ou partie de l’impôt.
Il était donc chargé d’une forte somme, logée dans une bourse qu’il
fixa à sa ceinture. Après avoir mangé un morceau de gâteau arrosé
d’un peu de vin, les deux hommes partirent. Le fils monta dans la
charrette tirée par deux chevaux, le père enfourcha son âne pour
suivre derrière. Deux heures sonnaient à l’horloge de l’église.
C’était une nuit très noire: aucune étoile ne brillait au ciel
masqué d’épais et sombres nuages.
Déjà, dès minuit, Loup Lefranc, vigneron, et sa femme Anne Guillot
étaient partis avec deux ânes chargés de gâteaux qu’ils allaient
vendre à la foire pour le compte de Victor Acier, pâtissier.
En ces temps-là, de Courlon à Serbonnes, la plaine était couverte de
vignes bordées de haies épaisses qui en défendaient l’entrée aux
passants ; çà et là, des noyers séculaires et quelques bosquets
s’élevaient, ombrageant la campagne. On trouvait, entre les deux
villages, un hameau : le hameau de Bachy.
Loup Lefranc et Anne Guillot cheminaient donc dans
l’obscurité lorsque, quelques centaines de mètres après
avoir quitté Courlon, ils furent interpellés par une voix
d’homme paraissant venir de derrière la haie d’une vigne.
L’homme, dont la voix semblait contrefaite, ne se découvrit
point et fit comprendre qu’il attendait quelqu’un d’autre.
Peu rassurés, les deux vendeurs de gâteaux ne s’attardèrent
pas. Une heure après, Edme Soufflet et Jean-Baptiste Lamarre, passèrent au même endroit, conduisant aussi à la foire deux charges de gâteaux. Ils n’entendirent ni ne virent personne. Un peu après deux heures, Mahy et son fils sortaient du village comme nous l’avons dit ; le fils conduisant la charrette, le père venant par derrière, monté sur son âne. Ils avançaient doucement, ensommeillés, perdus dans leurs pensées. Bientôt la masse sombre de gros buissons se dressa devant eux dans l’obscurité. Le fils cingla ses chevaux d’un coup de fouet et la charrette avança plus vite. Elle passa. |
![]() Dessin : Jean-Jacques Percheminier |
Soudain, du milieu des buissons, s’élance un homme armé d’une sorte
de bâton blanc. Plus rapide que l’éclair, il en décharge un coup
terrible sur la tête de Félix Mahy qui tombe de son âne, hurlant à
la mort. Son fils saute de sa voiture et s’élance au secours de son
père ; il se trouve face à l’assassin dont il ne peut distinguer les
traits. Celui-ci lève à nouveau son arme. Pris de peur, le jeune
homme s’enfuit à toutes jambes du côté de Serbonnes.
Cependant Mahy s’est relevé, chancelant, ensanglanté, inconscient de
sa tête blessée qu’il baisse, comme ivre. Il fait quelques pas du
côté de Courlon. Arrive Etienne Bertauche de Vinneuf, qui va lui
aussi à la foire de Sainte Colombe. Il s’arrête vers le blessé, le
questionne et, à cet instant réapparaît le criminel. Il lève sur
Bertauche le bâton qu’il tient à la main. Instinctivement, Bertauche
se baisse, évite le coup et, blême d’épouvante, s’enfuit après avoir
rattrapé son cheval.
Alors l’assassin s’acharne sur sa victime. Brandissant une arme
tranchante – un croissant d’élagueur- il en assène un grand coup sur
la tête de Mahy qui chancelle et, désespérément, met la main sur sa
plaie. Un second coup, porté avec une violence effroyable, tranche
le poignet et fend le crâne. Le malheureux tombe à côté de sa main.
Un dernier coup lui entame la gorge. Le meurtrier lui arrache sa
ceinture et disparaît dans les ténèbres. Le crime est accompli.
Le fils Mahy, n’ayant trouvé personne à Serbonnes pour lui offrir de
l’aide, revint sur le théâtre du crime. Le père rendit son dernier
soupir et la légende veut que qu’il murmuré quelque chose comme «
Leng… Leng… ». Le voyant mort, le jeune homme prit le parti de
revenir à Courlon apporter l’affreuse nouvelle.
Ce fut comme une traînée de poudre. Tout le monde se trouva dehors en même temps et l’émotion fut à son comble lorsque l’on connut l’assassinat. En hâte, des dizaines de personnes coururent au lieu où le drame s’était déroulé. Cependant le fils de la victime allait trouver Victor Acier, vigneron, et tous deux se rendirent, à cinq heures du matin, chez maître Jean Le Roux, procureur fiscal de Courlon, à qui ils firent leur déposition. Celui-ci l’enregistra et ordonna au prévôt de Courlon, Jean Norblin, de l’accompagner sur les lieux de l’assassinat. Ils s’y transportèrent, suivis de Sébastien Riby, greffier et de Robert Lefranc, l’un des sergents de la prévôté. Ils procédèrent aux constatations usuelles et le prévôt apposa, à la cire rouge, sur le front du cadavre, le sceau des armes du baron de Bray-sur-Seine, seigneur de Courlon. Les alentours furent fouillés mais on n’y découvrit nulle trace de criminel. |
![]() Le Pilori aujourd’hui |
Enfin le corps fut chargé dans une charrette réquisitionnée et le lugubre
cortège se dirigea vers le Pilori, maison où la prévôté exerçait la justice. Une
salle se trouvait là, précédée d’une sorte d’antichambre. Le prévôt y tenait ses
audiences, y assignait les témoins, y faisait faire les autopsies et y rendait
ses conclusions. Un crucifix, une table et six chaises en formaient tout
l’ameublement. C’est là qu’on déposa le cadavre auprès duquel on convoqua
Hubert-Achille Marois, chirurgien à Courlon et Arnaud Thèze, maître en chirurgie
à Bray. Ils remplirent les actes de la procédure et le prévôt décida que
l’inhumation aurait lieu au plus vite.
La fête patronale cette année-là, on s’en doute, fut marquée par le deuil. Les
jeux et les danses furent interdits. Toute la journée ne fut qu’une procession
interminable du bosquet où le crime fut commis jusqu’au Pilori.
Les funérailles de Mahy furent célébrées le lendemain. Tout le pays y assista.
Le curé Langlois y annonça que, pour purifier le lieu maudit, une croix serait
érigée à l’endroit où le malheureux avait trouvé la mort. Au début du vingtième
siècle, l’emplacement de cette croix était aisément repérable et les plus
anciens connaissaient l’origine de cette croix qu’ils appelaient « Croix à Fli
Mahiu ». Nous pensons aujourd’hui pouvoir situer son emplacement à quelques
centaines de mètres des premières maisons de Serbonnes.
Le prévôt avait assigné à comparaître tous les témoins directs et indirects du
drame. Leur audition n’offrit guère d’intérêt et l’émotion entretenue par le
mystère qui enveloppait le criminel inconnu ne se calma point. L’arme terrible
inspirait une telle frayeur que personne n’osait s’aventure le soir dans les
rues…
Puis l’enquête piétina. Certes, un berger de Vinneuf, Hubert Verron, prétendit
savoir quelque chose mais la piste n’aboutit pas. On eut recours à la
fulmination du monitoire. Accordé par l’Archevêque le 24 septembre, le monitoire
avait pour but de contraindre les fidèles qui auraient détenu une information,
un secret sur l’affaire de les révéler à la justice, sous peine
d’excommunication.
En conséquence, trois dimanches consécutifs (26 septembre, 3 et 10 octobre), les
curés de Courlon, de Vinneuf, et de Serbonnes, après avoir énoncé le récit du
meurtre, déclarèrent que quiconque connaissait quelque fait était tenu en
conscience et sous la menace des peines édictées par l’Eglise d’en faire la
révélation à Louis Julien Langlois, curé de Courlon.
Aussi les esprits s’agitèrent. Des souvenirs, des rancœurs peut-être, des
intuitions s’enchaînèrent, prirent corps et la rumeur publique monta et gronda
de plus en plus véhémente. Elle arriva comme une vague furieuse de colère et de
haine jusqu’à celui qu’elle désignait. Son nom courait de bouche en bouche,
agitait les pensées. Loup Lefranc, Anne Guillot, Edme Soufflet, Etienne
d’Inchert, Anne Bru et d’autres encore confièrent leurs soupçons tenant en deux
mots : CLAUDE LENGRAND. L’une pensait avoir reconnu sa voix, l’autre avait cru
le voir avec un grand bâton blanc, l’autre encore rappelait que Lengrand, garçon
jardinier, utilisait un croissant d’élagueur dont il savait magnifiquement se
servir. Quelqu’un l’avait vu errer vers la Haie-Le-Comte. On aurait même pu
supposer qu’il eut caché son arme dans un quelconque abri, avant de commettre
son forfait…
Bientôt l’affaire était entendue : l’assassin ne pouvait être que Claude
Lengrand, fils de Marie Lengrand. Celle-ci, veuve de Louis Lengrand, avait élevé
une nombreuse progéniture, se débattant dans la misère. De bonne heure les
enfants durent chercher à gagner leur vie : les deux filles s’employèrent comme
ouvrières de culture, Thibaut se fit vigneron et Claude, ayant pris goût au
jardinage, fut employé par les maisons bourgeoises de Courlon et des environs.
Les Lengrand ne jouissaient que d’une faible estime à Courlon : il est vrai
qu’ils n’étaient pas Courlonnais de souche… Claude Lengrand, de surcroît, avait
la réputation de mener une vie désordonnée et de dilapider dans les cabarets la
plus grande partie de son gain….
Le 9 octobre, les archers arrivèrent à Courlon : Claude Lengand fut placé en
garde à vue. Le curé Langlois déposa au greffe de la prévôté, signées de leurs
auteurs, les révélations qui lui avaient été faites. L’arme présumée du crime,
le croissant de Claude Lengrand, fut saisie et, elle aussi, déposée au greffe.
Curieusement, aucune perquisition ne fut effectuée au domicile de l’accusé. Et
ce n’est que le 18 octobre que le prévôt, sur requête du procureur fiscal,
ordonna l’arrestation de Claude Lengrand, de sa mère et de son frère. Encore les
choses n’allèrent-elles pas rapidement : pour emprisonner, il fallait une
prison. Comme il n’y en avait pas à Courlon, il fallut demander l’autorisation
de disposer de celle de Bray-sur-Seine. Ce qui fut fait par un arrêt du 27
octobre. Finalement, le dimanche 7 novembre, dès huit heures du matin, Claude
Lengrand fut amené à Bray où on l’enferma dans un cachot sombre et humide.
Suivirent alors plusieurs interrogatoires et confrontations (1).le jugement ne
put faire la lumière sur cette affaire. Claude Lengrand qui – semble-t-il –
échappa à la torture (il devait être soumis à la « question ordinaire » et «
extraordinaire ») revint à Courlon. Deux ans plus tard il accompagna sa pauvre
mère en sa dernière demeure. Puis il partit. Suivi de son frère et de ses sœurs,
il s’en alla vers des contrées où personne ne connaissait l’histoire de
l’assassinat de Félix Mahy.
(1) On trouvera plus de précisions sur le déroulement du procès dans l’ouvrage « L’affaire Lengrand » édité par la « Société des Amis d’Henri Montassier » - siège social : mairie de Courlon-sur-Yonne ( 89140) -.
Version simplifiée du
texte "L'Affaire Lengrand" Par Jean-Jacques PERCHEMINIER
Parue dans Prairial - le magazine de l'Ecole Francis Ponge
à Courlon sur Yonne - Edité en juin 2000
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